Quels sont les whiskies les plus tourbés et qu’est-ce que la tourbe.
Qu’est-ce que la tourbe, comment se mesure la fumée (PPM) et quels sont les whiskies les plus tourbés ? Guide technique, styles, goûts et vraies références.
En résumé
La tourbe est une matière organique partiellement décomposée, séchée puis brûlée pour fumer l’orge lors du maltage. Cette fumée fixe des phénols (ppm) sur le malt et façonne le style du « whisky tourbé ». La mesure PPM indiquée par les distilleries décrit la teneur en phénols du malt (mg/kg) après kilnage, non le niveau dans la bouteille, plus faible après distillation et vieillissement. Sur le goût, ces molécules évoquent fumée, braise, goudron, algue, « médicinal ». Les whiskies les plus tourbés connus relèvent d’Islay, avec Octomore 08.3 (309 ppm), les séries actuelles d’Octomore, Ardbeg Hypernova (>170 ppm), puis les standards d’Islay autour de 35–55 ppm (ex. Laphroaig 10 (40–50 ppm), Port Charlotte (40 ppm)). Hors Islay, Longrow (50 ppm) et certains Speyside « Peat Smoke » montrent d’autres signatures. Plus tourbé ne signifie pas « meilleur » : profil, distillation, vieillissement et sélection de fûts priment. L’amateur gagnera à relier style de fumée, origine de la tourbe et usage culinaire, plutôt qu’à courir après un chiffre.
La tourbe : une matière, un combustible, un style
La tourbe est un dépôt de végétaux partiellement décomposés (souvent Sphagnum) accumulés en zones humides. Séchée en briquettes, elle a longtemps servi de combustible domestique. En whisky, on l’emploie au maltage : l’orge germée (« green malt ») est séchée dans un four où un feu de tourbe couve au début du kilnage. La fumée traverse le lit d’orge et ses molécules phénoliques (phénol, guaiacol, cresols…) se fixent surtout tant que le grain conserve 15–30 % d’humidité. On augmente ensuite la température (≈ 60–80 °C, puis « curing » > 80 °C) pour finir de sécher à ≈ 5 % d’humidité, sans intérêt à mettre encore de la fumée. Ce geste crée l’ADN aromatique du « whisky tourbé » : braise froide, lard fumé, goudron, algue, terre humide.
Le mécanisme chimique : phénols, intensité et perception
Les composés clés sont les phénols (ppm), famille où chaque molécule a son empreinte : guaiacol (fumée/bois brûlé), cresols (désinfectant/iodé), 4-éthylguaiacol (fumée sucrée/épices). Leur seuil de perception est très bas (jusqu’au ppb), d’où leur puissance sensorielle. Les ratios se modulent par la nature de la tourbe (mousse, bruyère, bois), l’intensité du foyer (≈ 400–750 °C pour les « pics » de phénols), la durée d’exposition et la géométrie du kiln. Avec l’élevage, ces phénols s’intègrent : les angles fumés s’arrondissent et la bouche gagne en complexité.
L’échelle PPM : ce que le chiffre dit… et ne dit pas
La valeur PPM affichée par les marques est celle du malt après kilnage (1 ppm = 1 mg/kg), pas celle du distillat fini. Une partie des phénols est perdue à la distillation et lors du vieillissement, d’où une intensité souvent inférieure dans le verre. En ordre de grandeur : <15 ppm ≈ léger ; 20 ppm ≈ moyen ; >30 ppm ≈ « heavily peated ». Deux malts à PPM identiques peuvent pourtant goûter très différemment selon la taille des coupes, la forme d’alambic, la vitesse de distillation et les fûts. La PPM est donc un repère technique, pas un verdict sensoriel.
Les whiskies les plus tourbés : un panorama utile
Voici des repères récents et emblématiques, centrés sur les PPM du malt.
– Octomore 08.3 (309 ppm) : jalon historique ; plusieurs Octomore >200 ppm (ex. 15.3, 307 ppm ; 16.3, ~189,5 ppm). Profil: braise massive, goudron, fruits mûrs selon fûts.
– Ardbeg Hypernova (>170 ppm) : tirage « Committee ». Fumée extrême, goudron, créosote, anisé ; 51 % vol.
– Ardbeg Supernova (~100 ppm) : éditions antérieures, très fumées, plus sèches et poivrées.
– Port Charlotte (40 ppm) : « heavily peated » d’Islay, 50 % vol ; fumée cendrée, citron, sel.
– Laphroaig 10 (40–50 ppm) : médicinal/algue, iode, fumée d’algue ; existe en Cask Strength.
– Lagavulin (≈35 ppm) : fumée plus huileuse, tourbe goudronnée, douceur de sherry selon versions.
– Caol Ila 12 (≈35 ppm) : fumée nette, citron salé, structure élancée.
– Longrow (≈50 ppm) (Campbeltown) : fumée grasse, maritime, citron salé ; double distillation.
– Benromach « Peat Smoke » (≈57–67 ppm) (Speyside) : fumée de braise, vanille bourbon, poivre blanc.
– Talisker 10 (≈18–22 ppm) : fumée poivrée, sel, braise ; intensité moyenne, bouche nerveuse.
Ces chiffres comparent des malts ; le classement dans le verre varie selon distillation et élevage. Les séries Octomore dominent l’échelle PPM actuelle, mais la « sensation de fumée » reste une affaire de profil, pas seulement de quantité.
Les grandes différences de style entre whiskies tourbés
La signature d’Islay
Islay propose un spectre complet : from campfire à goudron/algue. La source de tourbe (bogs maritimes), le séchage du malt et la distillation expliquent les notes dites « pharmaceutiques ». Des travaux attribuent l’« impression iodée » à des phénols et bromophénols, pas au sel marin qui ne traverse pas les fûts.
L’empreinte d’Orkney
Highland Park utilise une tourbe de bruyère (« heathered peat ») : fumée terroir de tourbe plus florale, miel/cire, moins médicinale.
Les Highlands, Speyside et au-delà
Speyside tourbé (Benromach Peat Smoke) offre une fumée plus biscuitée/vanille par l’influence bourbon. Campbeltown (Longrow) vise une fumée huileuse et saline. Hors Écosse, Japon (Hakushu « Heavily Peated » autour de 25 ppm) et Inde (Amrut Peated ≈ 20–25 ppm) prouvent que le style ne se limite pas à Islay, avec des profils plus herbacés ou exotiques.
Le goût de la tourbe : comment le lire à la dégustation
Servez à 16–18 °C dans un verre tulipe. Sur le nez, repérez fumée (guaiacol), « médicinal » (cresols), goudron/caoutchouc (mélange phénolique), mais aussi citron, poire, vanille, noix selon les fûts. En bouche, la tourbe donne structure et amertume noble ; l’alcool module la puissance. L’eau (quelques gouttes) fait souvent ressortir le citron et l’algue tout en domptant l’âcreté. Les accords efficaces restent simples : huîtres, saumon fumé, fromages bleus, chocolat noir 70 %. La tourbe aime le gras, l’iode et l’amer.
La question qui fâche : les whiskies très tourbés sont-ils « meilleurs » ?
Non. La tourbe n’est pas un critère de qualité mais un paramètre stylistique. Une tourbe extrême peut masquer ou magnifier. Tout dépend de la finesse du distillat, de la propreté des coupes, de la qualité des fûts (bourbon, sherry, vin), de l’assemblage et de l’âge. Un 20–35 ppm parfaitement distillé et élevé peut sembler plus harmonieux qu’un 100+ ppm brut. À l’inverse, un « super heavily peated » bien construit (Octomore) peut offrir une complexité étonnante grâce à des fûts pertinents (ex-bourbon, sherry, vins). La vraie question est : quel whisky tourbé pour quel usage gustatif ? Apéritif tendu (Talisker), cuisine maritime (Laphroaig, Caol Ila), fin de repas (Lagavulin, Port Charlotte), collection et dégustation « concept » (Ardbeg Hypernova, Octomore).
Le bon usage des chiffres : mettre la PPM à sa place
Privilégiez une lecture en trois temps :
- PPM du malt comme indice d’intensité potentielle ;
- style de fumée selon l’origine de la tourbe (maritime, bruyère, boisée) ;
- architecture du whisky (force, type de fût, âge).
Exemple : Talisker 10 (18–22 ppm) paraît parfois plus fumé que des 30–35 ppm, car sa distillation et sa réduction mettent en avant poivre/fumée. À l’inverse, un 40–50 ppm vieilli longuement en sherry pourra sembler plus doux grâce au sucre et aux épices du bois.
Les repères pratiques pour choisir et progresser
– Commencer « moyen tourbé » : Bowmore 12/15, Talisker 10, Caol Ila 12.
– Explorer « heavily peated » harmonieux : Port Charlotte (40 ppm), Laphroaig 10 (40–50 ppm), Lagavulin 16.
– Tester « hyper tourbé » en petite dose : Ardbeg Hypernova (>170 ppm), Octomore 16.x/15.x.
– Varier les terroirs de fumée : Orkney (fumée florale), Campbeltown (fumée huileuse), Speyside tourbé (fumée biscuitée).
– Noter systématiquement vos impressions (nez/bouche/finale, dilution) pour distinguer intensité de type de fumée.
Rien n’oblige à « monter » indéfiniment en intensité. La richesse du tourbé tient à sa diversité : braise saline ou fumée de bruyère, impact sherry ou bourbon, tension citronnée ou douceur miellée. Posez-vous la question de l’usage, du moment, de l’accord, et laissez les PPM derrière vous. La fumée n’est qu’un outil ; c’est l’architecture du whisky qui raconte l’histoire.
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