Bordeaux restructure ses vignes : moins de rouge, plus de blanc
Arrachages, aides publiques et diversification : Bordeaux ajuste son vignoble face à la surproduction de rouges et mise sur les blancs et l’œnotourisme.
En résumé
La viticulture bordelaise traverse un ajustement sans précédent depuis 2019. Le vignoble est passé de 115 000 hectares à moins de 100 000 hectares, soit environ arrachage de 15 % des surfaces. L’objectif : résorber un excédent annuel estimé entre 100 000 et 300 000 hectolitres et faire remonter les prix du vrac. L’État, l’Union européenne, la Région Nouvelle-Aquitaine et l’interprofession mobilisent des aides publiques (primes d’arrachage, distillation de crise, dispositifs de reconversion). Une partie des parcelles évoluent vers des cultures comme l’olivier ou le kiwi, ou vers des projets photovoltaïques. Côté marché, la demande bascule : les rouges standards reculent, tandis que les vins blancs gagnent du terrain, dans le Bordelais et au voisin Rhône où un doublement des volumes blancs est visé d’ici 2030. En parallèle, l’œnotourisme devient un levier de revenus complémentaire. Le cœur de l’enjeu : produire moins, mieux et plus lisible pour restaurer la valeur.
Le diagnostic chiffré d’une crise d’offre et de demande
Les volumes de vin consommés reculent au niveau mondial, à 221 millions d’hectolitres en 2023 (-2,6 %). La France suit la tendance, avec des exportations chahutées en 2023-2024 et une stabilisation fragile en 2025. Bordeaux concentre la pression sur le rouge d’entrée de gamme : baisse de la consommation domestique, concurrence des bières et des RTD, repli en Chine, tension sur les coûts (verre, énergie, transport). Dans les chais, des stocks lourds entraînent une décote du vrac. Le CIVB et les pouvoirs publics déclenchent alors deux leviers : arrachages ciblés et distillation. En 2024, la surface bordelaise glisse sous 100 000 hectares, contre 103 000 hectares l’année précédente et 115 000 hectares en 2019. La production 2024 tombe à 3,3 millions d’hectolitres (-14 % vs 2023), reflet des surfaces en baisse et d’une météo difficile. À court terme, l’ajustement ramène l’offre au niveau d’une demande plus sélective.
La mécanique des arrachages et des aides à la reconversion
Le plan bordelais combine prime forfaitaire par hectare, priorité aux parcelles abandonnées (risque sanitaire) et accompagnement à la diversification agricole. En Gironde, le premier paquet a ciblé jusqu’à 9 500 hectares, avec une prime autour de 6 000 euros/ha sur certaines tranches et des enveloppes additionnelles selon l’état des parcelles. À l’échelle nationale, un programme d’arrachage financé par l’État a été présenté à l’automne 2024 pour 30 000 hectares. La Région Nouvelle-Aquitaine ajoute un guichet « réorientation » (taux d’aide de base 40 %, jusqu’à 60 % pour des projets en bio), plafonné à 70 000 euros de dépenses éligibles par dossier. Les trajectoires typiques : remises en herbe, oliveraies, vergers de kiwi, agrivoltaïsme sur parcelles non replantées en vigne, voire conversion partielle vers l’élevage ou des cultures céréalières. L’ensemble vise à réduire le potentiel de production là où les débouchés manquent et à sécuriser la trésorerie.
Le rôle sanitaire et économique de la distillation de crise
La distillation de crise absorbe les volumes invendus pour produire de l’alcool industriel ou du bioéthanol. Les barèmes d’aide ont varié selon la catégorie (VSIG, IGP, AOP), avec des enveloppes nationales de l’ordre de centaines de millions d’euros sur 2023-2024. À Bordeaux, cette soupape a permis d’évacuer une tranche significative des excédents de rouges standard. Les effets sont mécaniques : baisse de stocks, moindre pression sur les prix de campagne, et signal fort vers une régulation par la qualité. Le dispositif reste ponctuel et budgétairement contraint. Il ne remplace ni la montée en gamme ni le tri des parcelles les moins performantes.
Le virage vers les blancs et la lisibilité des styles
La baisse de la demande de rouges profite aux blancs secs et effervescents dans de nombreux marchés. Bordeaux, historiquement dominant en rouge, accélère ses chantiers sur Sauvignon blanc, Sémillon et Muscadelle. En parallèle, le voisin Rhône affiche un plan d’expansion des blancs ambitieux : de 150 000 hectolitres aujourd’hui à un volume doublé d’ici 2030, sans étendre les superficies, via travail des rendements et cépages plus adaptés à la chaleur. À Bordeaux, la reconfiguration s’opère parcelle par parcelle : replantations de cépages blancs sur secteurs frais (proximité d’estuaires, plateaux ventilés), optimisation des dates de vendange pour préserver 6,0–6,5 g/L d’acidité tartrique, et maîtrise du degré (cibles 12,0–12,5 % vol.). Objectif : des blancs nets, prêts à boire, à étiquetage clair. Le nouveau cadre européen impose déclaration nutritionnelle et liste d’ingrédients, souvent via QR code. Cette transparence soutient la montée en valeur si elle s’accompagne d’un discours précis sur l’origine et la conduite du vignoble.
La diversification des revenus par l’œnotourisme
Face à des marges compressées, l’œnotourisme devient pilier. La destination Bordeaux revendique près de 2 millions de visiteurs annuels, portée par des labels et des trophées qui structurent l’offre. Les châteaux enrichissent leurs parcours : dégustations techniques, ateliers assemblage, hébergements, restauration gastronomique. Après 2020, la vente directe pèse souvent 20 à 40 % du chiffre d’affaires chez les propriétés agiles. Indicateurs concrets : séjours packagés sur 2 à 3 nuits, tickets moyens de 35 à 60 euros par visite payante, paniers caves de 80 à 150 euros pour les cuvées domaine. En 2023, la France estime 12 millions de visiteurs oenotouristiques (+20 % en cinq ans). Bordeaux capte une part élevée de cette fréquentation. Reste à maintenir la qualité d’accueil en période d’arrachages : signalétique, paysages soignés, cohérence entre discours et réalité des pratiques.
La contrainte climatique et la reconfiguration géographique
Les étés plus chauds et les épisodes de mildiou pèsent sur les rendements. Les stratégies mises en œuvre : porte-greffes tolérants à la sécheresse, enherbement ajusté, ombrage parcellaire, pulvérisation de précision, essais de cépages complémentaires (Touriga Nacional, Castets) et pilotage hydrique fin. La montée en altitude n’est pas la solution naturelle en Gironde, mais la recherche de parcelles plus fraîches (expositions nord, couloirs de vent, sols plus profonds) est active. Au chai, réduction des extractions, intégration de bois à chauffe légère, et gestion de l’oxygène dissous pour garder tension et buvabilité. La résilience passe par l’adaptation technique autant que par l’équation économique : produire ce que le marché peut absorber, au bon prix.
Les impacts macroéconomiques : commerce extérieur et emploi
Le vin et les spiritueux restent le deuxième poste excédentaire du commerce extérieur français après l’aéronautique. Mais 2023 a vu un recul des volumes exportés (-9,4 %), partiellement compensé par les prix. En 2024, la valeur a encore fléchi avant de se stabiliser en 2025. Bordeaux, poids lourd des expéditions, a vu son volume 2024 atteindre un plus bas depuis 1991 (3,3 millions d’hectolitres). Les arrachages atténuent le décalage offre-demande, au prix d’un repli d’activité agricole local. Les filets de sécurité (aides directes, reconversion) limitent la casse sociale, mais l’enjeu est de créer de nouvelles chaînes de valeur : vin premium lisible, accueil touristique, agroénergies sur foncier dévignifié, cultures à meilleur ratio marge/ha.
Les scénarios 2026-2030 : moins de surfaces, plus de valeur
Trois trajectoires se dessinent. 1) Vignerons « focus blanc » : replantations blanches, profils 12–12,5 % vol., mises précoces, habillages sobres, QR code complet, prix domaine 8–15 euros TTC. 2) Domaines « bordeaux frais » : rouges digestes (13–13,2 % vol.), extraction douce, barriques usagées, positionnement bistrot-gastronomie, 10–20 euros TTC. 3) Acteurs « multi-revenus » : 60–80 % de surfaces conservées en vigne, 20–40 % en culture alternative ou solaire agri-compatible, plus d’œnotourisme et d’événementiel. Dans tous les cas, la clé est la gouvernance des stocks : encaver au plus juste, viser 0,8–1,0 récolte en stock, et piloter le cash-flow avec des sorties régulières (marchés export robustes, vente directe, CHR).
La feuille de route opérationnelle pour les châteaux
- Cartographier les parcelles par coût complet et marge/ha, décider l’arrachage des moins rentables.
- Basculer 5–10 % des surfaces en blanc sur les îlots les plus frais ; viser pH 3,10–3,25 et SO₂ libre maîtrisé.
- Formaliser une offre vins blancs et rouges légers avec fiches techniques lisibles et transparence ingrédients/nutrition.
- Investir à faible capex : cuves inox isolées, pompe péristaltique, presse douce, suivi O₂/CO₂ au chai.
- Activer la vente directe : créneaux e-billet, visites 60–90 minutes, panier moyen > 100 euros, club membres.
- Étudier la reconversion d’îlots excentrés : vergers, houblon, agrovoltaïsme à distance réglementaire des AOC.
Une issue par la qualité, la clarté et la maîtrise des volumes
La crise bordelaise n’est pas uniquement conjoncturelle : elle sanctionne une offre trop abondante en rouges standardisés, alors que le consommateur choisit moins mais mieux. L’ajustement des surfaces et la recomposition vers des styles lisibles — blancs nets, rouges frais — créent une fenêtre pour restaurer la valeur. Si les châteaux alignent conduite de vignoble, pratiques de chai et information au client, Bordeaux peut redevenir une référence du « bon, clair et buvable » au juste prix, avec des paysages viticoles vivants où la vigne cohabite avec d’autres cultures et des projets d’énergie propre.

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