La « minéralité » du vin intrigue. Quelles molécules l’expriment vraiment ? Acides, sels, composés soufrés, techniques de cave : état des lieux clair et chiffré.

L’énigme de la minéralité : un mot, plusieurs réalités

La minéralité du vin n’est pas un arôme unique. C’est un faisceau de sensations olfactives (pierre à fusil, silex, craie, coquille d’huître) et gustatives (fraîcheur, salinité, tension) que les dégustateurs relient à l’origine géologique ou au style de vinification. D’un point de vue analytique, aucune molécule « signature » n’explique à elle seule cette perception. La recherche récente converge vers un modèle multifactoriel : certains composés soufrés volatils associés au registre « pierre à fusil », une acidité élevée soutenue par des anions organiques, et – plus rarement – des sels à des niveaux proches de leur seuil de détection gustative. Les biais cognitifs jouent aussi un rôle : un vin très acide, peu fruité et réducteur semblera plus « minéral » qu’un vin mûr aux arômes expressifs.

L’apport des composés soufrés : le registre « pierre à fusil »

Sur le plan aromatique, la note de pierre à fusil observée dans certains Chardonnays ou Sauvignons s’explique en partie par des thiols et disulfures puissants. Des travaux ciblent le phénylméthanethiol (PMT) et le 2-furylméthanethiol (2-FMT) comme contributeurs majeurs de l’odeur de silex ou d’allumette frottée, avec des seuils de perception à des niveaux très bas (de l’ordre du ng/L). Ces composés émergent souvent dans des contextes dits « réducteurs » : maîtrise de l’oxygène dissous, élevage sur lies fines, soufre libre modéré, élevage en fût où de légères interactions favorisent la libération/formation de traces de composés soufrés. Des disulfures récemment identifiés participeraient à la stabilité ou à la genèse de ce bouquet « pierreux », expliquant pourquoi la tonalité silex apparaît surtout dans des vins secs à profil fruité discret et acidité marquée.

Ce que cela signifie en cave

Le « réglage fin » de l’oxygène (inertage, batonnage modéré, ouillage précis), le choix des lies et la cinétique de SO₂ influencent l’équilibre entre réduction maîtrisée (notes silex recherchées) et défaut réductif (H₂S, méthanethiol en excès). D’un point de vue pratique, les caves qui visent une minéralité aromatique privilégient des extractions douces, des températures basses en fermentation, et un élevage protecteur pour conserver un niveau très faible – mais perceptible – de composés soufrés volatils « nobles ».

Le rôle des acides et de la « tension » en bouche

Une part importante de la sensation de minéralité en bouche provient de l’acidité totale et du pH. Les vins issus de climats frais, vendangés à maturité modérée, affichent des pH bas et des teneurs élevées en acide tartrique et acide malique. À côté d’eux, un acide fermentaire, l’acide succinique, contribue de façon singulière : il peut atteindre 0,5 à 1,5 g/L et apporte un goût salé-amer inhabituel, souvent confondu avec une « salinité minérale ». Des études sensorielles montrent que des solutions de succinate à 1,0 g/L sont perçues comme nettement salées/amer, ce qui aide à comprendre pourquoi certains blancs secs, très nerveux, paraissent plus « pierreux » même sans teneurs élevées en sel.

Des chiffres qui éclairent la sensation

Dans la plupart des vins, le potassium (K⁺) domine les cations : 500 à 1 300 mg/L, parfois plus de 2 000 mg/L selon millésime et pratiques de cave, ce qui affecte pH et précipitation tartrique. Le sodium (Na⁺) reste bien plus bas, souvent < 100–200 mg/L. Or, les seuils de détection du chlorure de sodium en eau sont médians autour de 0,31 g/L pour la détection, 0,80 g/L pour la reconnaissance : des niveaux rarement atteints dans le vin, où des plafonds réglementaires situent les chlorures bien en-deçà de 0,6 g/L. Moralité : la salinité gustative du vin provient bien plus souvent de l’acide succinique et du contexte acide que d’une teneur rédhibitoire en NaCl.

La part des sels : quand la salinité existe vraiment

Des origines « salées » existent toutefois. Des chlorures élevés peuvent apparaître lorsque des vignes sont irriguées avec des eaux salines ou près de brouillards salins. Des cas documentés montrent des vins blancs atteignant 200–400 mg/L d’indices de salinité en zones littorales, seuils où une note saline devient plausible. Mais ces situations restent particulières et encadrées par des limites légales : en Australie, maximum 1 000 mg/L de chlorures « exprimés en NaCl » (soit 606 mg/L de Cl⁻). En pratique courante européenne, l’excès de Na⁺ est rare (< 60 mg/L dans la majorité des cas).

Le mythe du « goût de la roche » : ce que dit la géologie

Le consensus scientifique s’est éloigné de l’idée selon laquelle on « goûterait » directement le calcaire, le schiste ou le granite. Les minéraux géologiques sont des solides ; la vigne absorbe des ions (K⁺, Ca²⁺, Mg²⁺, etc.) présents dans l’eau du sol, à des niveaux très faibles dans le vin fini, sans signature aromatique propre. La minéralité ne peut donc pas être la saveur du sol lui-même. En revanche, la géologie influence indirectement l’expression : rétention d’eau des sols, nutrition azotée et potassique, vigueur de la vigne, date de vendange, qui modulent acidité, maturité aromatique et potentiel réducteur du moût. C’est par ce détour que le « terroir » façonne un style perçu comme plus « minéral ».

Les conditions de production qui accentuent la minéralité perçue

Plusieurs facteurs de cave et de vignoble interagissent :

Un fruit moins expansif

Des profils peu thiolés fruités (moins de 3-MH/3-MHA) et une fermentation à température mesurée limitent les arômes tropicaux. La discrétion aromatique laisse émerger les notes pierreuses.

Une gestion fine de l’oxygène

L’élevage sur lies, avec oxygénation minimale, favorise des thiols soufrés à très faibles concentrations, recherchés pour la note silex. Des micro-apports d’oxygène corrigent les dérives réductrices sans effacer le trait « minéral ».

Une matrice acide et une alcool modéré

Des titres alcoométriques plus bas et des acidités titrables élevées augmentent la tension. L’acide succinique issu des levures renforce cette impression par sa saveur salée-amère unique parmi les acides du vin.

Des seuils salins rarement atteints

Les chlorures et le sodium restent ordinairement sous les seuils gustatifs ; quand ils les frôlent, c’est souvent en contexte maritime ou d’irrigation spécifique, pas dans la majorité des vignobles européens.

Les exemples concrets : styles et chiffres qui parlent

Dans des Chardonnays élevés avec une micro-oxygénation minimale et un long élevage sur lies, la concentration de PMT/2-FMT peut suffire à donner une note silex perceptible, même si l’intensité reste faible (ng/L). À l’inverse, un Sauvignon à fort registre fruité masquera toute impression minérale. Côté bouche, un blanc à pH 3,10, acidité titrable 7,0 g/L (H₂SO₄) et succinique 1,0 g/L livrera davantage de « salinité » ressentie qu’un blanc à pH 3,45, AT 5,5 g/L, succinique 0,4 g/L, à composition saline comparable. Enfin, dans des vignobles côtiers soumis à des embruns, des chlorures proches de 0,4–0,6 g/L (exprimés en NaCl) peuvent rendre la salinité évidente, mais ces cas demeurent encadrés et atypiques au regard des limites réglementaires.

Le regard des dégustateurs : une construction sensorielle partagée

Les panels montrent une variabilité forte : certains professionnels identifient la « minéralité » surtout au nez, d’autres en bouche, d’autres via un ensemble d’indices (fraîcheur, astringence fine, peu de fruit, note silex). Cette variabilité tient aux seuils individuels, à l’apprentissage des références sensorielles et aux attentes suscitées par le terroir. Mais l’accord grandit sur un point : la minéralité se manifeste lorsque fruité et boisé s’effacent au profit d’une trame acide nette et d’un sillage soufré subtil.

La synthèse opérationnelle pour la filière

Pour favoriser une expression « minérale » crédible et stable :

Au vignoble

Viser des rendements maîtrisés, une maturité acide conservée (récolte plus précoce si nécessaire), une nutrition azotée équilibrée pour éviter les excès de réduction, et surveiller les sels dans l’eau d’irrigation en zone côtière.

En cave

Choisir des levures qui produisent modérément de succinique, fermenter frais (15–18 °C pour les blancs), protéger de l’oxygène sans excès, ajuster SO₂ avec précision, évaluer la réduction « positive » via dégustations régulières et analytics (H₂S, thiols volatils), et garder un profil aromatique sobre (bois discret, pas de sur-extraction).

En contrôle

Suivre K⁺ (500–1 300 mg/L courant), Na⁺ (< 100–200 mg/L dans la plupart des vins), Cl⁻ (garder < 0,4–0,6 g/L selon cadre), pH (≈ 3,0–3,3 pour des blancs tendus), acide succinique (viser ≈ 0,6–1,0 g/L si la matrice supporte), et documenter les seuils sensoriels de l’équipe pour aligner vocabulaire et style.

Une signature qui naît d’un équilibre

La minéralité n’est ni un mythe, ni la saveur des roches. C’est un équilibre chimico-sensoriel précis : thiols soufrés à doses infimes pour le nez, acidité et succinique pour la bouche, sels rarement suffisants mais parfois présents, et un style de vinification qui évite le maquillage aromatique. Les sols et le climat y contribuent indirectement en modelant maturité et composition du raisin. La clé, pour la filière, tient dans la cohérence technique du vignoble à la bouteille : préserver la fraîcheur, piloter la réduction, contrôler les paramètres ioniques, et assumer une esthétique plus saine, plus nette, où le fruit cède la place à la tension et à la finesse.

Cours d’oenologie est un magazine indépendant.

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