La viticulture bousculée par l’arrachage massif et la valeur
Pression durable sur le vin français : arrachages à grande échelle, stocks ajustés, rendements revus et quête d’un nouvel équilibre valeur/volume en 2025.
En résumé
La filière française traverse une crise structurelle. La chute de la consommation dans les marchés matures, l’excès de volumes sur certains segments rouges d’entrée de gamme et la hausse des coûts imposent un recalibrage rapide. En 2025, le rebond de la production sera freiné par des arrachages massifs : plus de 20 000 hectares retirés rien qu’à Bordeaux et en Languedoc, et un dispositif national qui a couvert plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Les pouvoirs publics activent deux leviers complémentaires – distillation de crise et primes à l’arrachage définitif – tandis que les interprofessions redessinent les quotas de rendement et le mix couleur. L’objectif est clair : réduire l’offre sur-dimensionnée, consolider les prix du vrac, cibler des profils recherchés et sécuriser la marge par bouteille. La viticulture est désormais traitée en cause nationale, avec un cap : moins, mais mieux.
Le diagnostic d’une crise durable
Le recul de la demande et la normalisation des stocks
Depuis 2020, la demande s’effrite dans les marchés clés. Les achats de vins tranquilles reculent en volumes en grande distribution, et la catégorie rouge d’entrée de gamme est la plus exposée. Les stocks industriels se normalisent après des opérations massives de distillation, mais l’écoulement reste plus lent que prévu sur les segments sans différenciation. Au niveau mondial, la production s’est installée sur un palier bas et plusieurs bassins européens restent sous leurs moyennes quinquennales, confirmant un cycle défavorable initié après 2021.
La contrainte coût et l’effet sur les prix de revient
Verre, cartons, énergie, transport : le prix de revient « sortie cave » reste supérieur à 2019. La fragilité de la demande empêche de répercuter totalement ces hausses. D’où la tentation, pour les entreprises en tension de trésorerie, de réduire les tirages, déclasser ou céder en vrac pour dégager du cash. Le jeu d’arbitrage entre conditionné et vrac devient central.
Les chiffres des arrachages 2023-2025
Les volumes retirés et les montants mobilisés
L’État a porté la distillation de crise à 200 millions d’euros pour assécher une partie des excédents, tout en ouvrant un dispositif national d’arrachage définitif à 4 000 €/ha. En parallèle, Bordeaux a déployé un plan spécifique, avec une aide sanitaire régionale à 6 000 €/ha. Au total, la surface aidée à l’arrachage a atteint des dizaines de milliers d’hectares en 2024, dont une majorité en Occitanie et dans le Sud-Ouest.
Les bassins les plus touchés
À Bordeaux, la surface viticole revendiquée 2025 tombe sous 90 000 hectares, soit environ −18 % en trois ans. Les arrachages cumulés sur 2023-2025 avoisinent 18 000 hectares selon la préfecture, mêlant arrachage sanitaire, arrachage définitif et départs volontaires. En Languedoc-Roussillon, les projections font état d’environ 15 000 hectares retirés d’ici l’été 2025, avec des communes où la vigne recule presque totalement. Ces retraits pèsent mécaniquement sur la capacité 2025 et accélèrent la recomposition du parcellaire.
Le rôle des outils publics et de l’interprofession
La distillation de crise comme soupape
La distillation a permis de retirer jusqu’à plusieurs millions d’hectolitres, même si la demande d’éligibilité a dépassé l’enveloppe disponible. Effet recherché : réduire les stocks de rouges standardisés, stabiliser les prix du vrac de base et éviter une spirale déflationniste. Le coefficient stabilisateur, appliqué selon catégories, a toutefois limité la portée sur certaines AOP.
Les primes à l’arrachage et la renaturation
Le guichet national à 4 000 €/ha a été autorisé dans un plafond de 30 000 hectares. En Gironde, l’aide sanitaire à 6 000 €/ha a accompagné la renaturation des parcelles les plus exposées aux maladies du bois ou économiquement non viables. L’objectif n’est pas un « coup de com » ponctuel, mais une réduction durable du potentiel sur-dimensionné.
Les quotas et l’équation valeur/volume
La révision des rendements butoirs et la discipline d’offre
L’enjeu est de faire coïncider volumes mis en marché et réalité de la demande. Les interprofessions durcissent les rendements butoirs sur les AOP fragiles et ajustent les volumes différés (VCI) pour lisser les chocs. Sur les vins rouges d’entrée de gamme, la priorité est de reconquérir un prix plancher en vrac compatible avec les coûts. La baisse des rendements, combinée à l’arrachage, doit assécher l’offre standard et pousser les metteurs en marché à sélectionner des profils lisibles.
Le mix couleur et la segmentation
La stratégie collective encourage des transferts progressifs vers les rosés et blancs vifs, plus demandés, ainsi que vers des rouges plus fraîcheur et moins alcoolisés. La cible est claire : des cuvées « prêtes à boire », au bon degré (12-13 % vol), avec des prix du vrac qui rémunèrent la vendange. Les cahiers des charges évoluent à la marge pour favoriser des itinéraires techniques compatibles (dates de récolte, élevages plus courts, contenants alternatifs).
Les effets économiques et sociaux
L’emploi, le foncier, le tissu coopératif
Les retraits massifs de vigne pèsent sur l’emploi saisonnier et permanent. Les coopératives absorbent une part du choc grâce à la mutualisation, mais doivent redimensionner leurs outils (cuveries, lignes de mise, flotte de BIB) pour éviter la sous-utilisation. Le foncier viticole corrige à la baisse dans les zones les plus exposées, avec des écarts plus marqués entre terroirs recherchés et plaines délaissées. Des projets de renaturation, d’agroforesterie ou de diversification (céréales, fourrages) émergent sur les parcelles arrachées.
La « cause nationale » et les contreparties
La viticulture est traitée en cause nationale : enveloppes d’urgence, simplifications administratives, soutien à l’export et à l’œnotourisme. En contrepartie, l’État et les régions attendent de la filière une trajectoire d’ajustement crédible : volumes sous contrôle, montée en valeur, repositionnement marketing et amélioration environnementale. La Commission européenne a rappelé le cadre : pas de financement direct de l’arrachage définitif par l’UE, mais des assouplissements sur la replantation temporaire et des programmes de promotion renforcés.
Les enseignements par bassin
Le Bordelais comme laboratoire du recalibrage
Bordeaux a activé tous les leviers : distillation, arrachage, révision des volumes, reconversion partielle vers des profils plus digestes, et sélection plus stricte des mises en marché. À court terme, l’objectif est de remonter un prix vrac plancher compatible avec les charges, puis de restaurer la marge distribution sur des AOP clarifiées. L’exemple bordelais servira de référence nationale sur la combinaison « arrachage + discipline des volumes ».
Le Languedoc entre contraction et opportunités
En Languedoc-Roussillon, la réduction du vignoble est la plus visible. Le risque est de créer des « vides » économiques dans des communes très dépendantes de la vigne. Mais la contraction peut aussi corriger un excès historique de volumes génériques et favoriser des projets orientés rosés, blancs techniques et IGP au profil franc, là où la demande existe. Les opérateurs qui articulent vrac de qualité et conditionné local pourront capter la reprise.
Les points techniques à surveiller en 2025
La météo, les maladies et l’effet matière sèche
Le rebond potentiel du volume 2025 sera mécaniquement limité par les surfaces arrachées. L’aléas météo restera déterminant (mildiou, gel, sécheresse) et la santé du vignoble post-arrachage devra être suivie. Côté matières sèches, le verre reste cher et l’embouteillage subit toujours des coûts supérieurs à l’avant-crise énergétique. Les arbitrages format (BIB 3 L et 5 L) et allongement des contrats fournisseurs restent d’actualité.
Les marchés export et le change
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, le coût de la vie pèse encore sur les ventes promotionnelles. La défense de la valeur passera par des assortiments plus courts, des hausses ciblées et le soutien à l’œnotourisme sur les AOP fortes. En Asie, la Chine ne joue plus le rôle d’aspirateur de volumes d’il y a dix ans ; la diversification passe par le Japon, la Corée et l’Asie du Sud-Est.
Une trajectoire pour retrouver la valeur
Les priorités opérationnelles des entreprises
Premièrement, aligner la vendange sur des débouchés clairs, quitte à contractualiser plus tôt en vrac. Deuxièmement, sécuriser la trésorerie via des plans de tirage plus courts et une politique stricte de stocks. Troisièmement, investir dans des profils produits lisibles : rouges plus souples, rosés pâles nets, blancs frais, 12-13 % vol, SO₂ maîtrisé, et habillage sobre. Enfin, piloter les quotas et VCI pour lisser la variabilité et éviter le « stop and go » qui détruit la valeur.
Le cap collectif
La sortie de crise ne se fera pas par le seul soutien public. Le tri dans les portefeuilles d’AOP/IGP, la clarification des promesses consommateurs et la maîtrise des coûts amont conditionnent la marge. La contraction du vignoble ne doit pas être vue comme un aveu d’échec, mais comme un recalibrage. Si les arrachages massifs s’accompagnent d’une discipline de volumes et d’un travail de marque, 2026-2028 peuvent signer un retour à une rentabilité défendable.
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